CHAPITRE 6
Il a fallu à Schneider presque toute la matinée suivante pour effacer les données système de la navette, pendant que Tanya Wardani marchait en rond dans le sable ou restait assise dans l’écoutille, à lui parler. Je les ai laissés seuls, et je suis allé au bout de la plage, sur un rocher noir. Il s’est avéré simple à escalader, et la vue d’en haut valait bien les quelques égratignures qu’il m’avait faites. Je me suis adossé à une saillie pour regarder l’horizon, me rappelant des fragments d’un rêve de la nuit passée.
Harlan est petite pour une planète habitable, et ses mers ont des marées assez imprévisibles, en raison de ses trois lunes. Sanction IV est bien plus grande, plus vaste même que Latimer ou la Terre, et n’a aucun satellite naturel. D’où la placidité de ses vastes océans. Après Harlan, ce calme me paraît toujours étrange, comme si la mer retenait son souffle en prévision de quelque cataclysme. C’était une sensation effrayante, et le conditionnement des Diplos la gardait sous cloche la plupart du temps, en interdisant à cette comparaison de me traverser l’esprit. En sommeil, le conditionnement est moins efficace, et à l’évidence mon esprit s’inquiétait un peu.
Dans mon rêve, je me tenais sur une plage de galets, quelque part sur Sanction IV, à observer les rouleaux calmes, quand la surface a commencé de se soulever. J’ai regardé, rivé sur place, des paquets de mer se briser et rouler les uns sur les autres comme des muscles noirs et sinueux. Les vagues étaient aspirées à l’endroit où la mer se soulevait. Une certitude, faite autant d’effroi que de tristesse, s’élevait en moi en même temps que cet étrange phénomène. Je savais sans aucun doute qu’une chose monstrueuse montait à ma rencontre.
Mais je me suis réveillé avant qu’elle soit là.
Un muscle s’est crispé dans ma jambe, et je me suis assis avec un soupir d’humeur. Les derniers vestiges de ce rêve me baignaient l’esprit, cherchant des liens plus substantiels.
C’était peut-être les retombées du duel contre les mines. J’avais regardé la mer se soulever quand nos missiles avaient éclaté sous la surface.
Ouais, c’est ça. Trop dur, le trauma.
Mon esprit a passé en revue d’autres combats récents, cherchant l’origine de cette image. Je l’ai rapidement arrêté. Inutile. Un an et demi d’atrocités pour les Impacteurs de Carrera avait placé assez de traumas dans ma tête pour faire travailler un gros groupe de psychochirurgiens. J’avais bien droit à quelques cauchemars. Sans mon conditionnement de Diplo, je me serais sans doute écroulé en hurlant, déboussolé à vie, depuis plusieurs mois. Et les souvenirs de combats, ce n’était pas ce que je voulais voir, pour l’instant.
Je me suis forcé à m’appuyer contre le rocher, et à me détendre. Le soleil du matin annonçait déjà une chaleur semi-tropicale pour midi, et le rocher était chaud sous mes mains. Entre mes paupières mi-closes, la lumière se déplaçait comme sur le loch de ma convalescence virtuelle. Je me suis laissé dériver.
Le temps a passé pour rien.
Mon téléphone a fredonné pour lui-même. J’ai tendu la main sans ouvrir les yeux, et je l’ai activé. Remarqué le poids rajouté de la chaleur dans mon corps, la légère couche de sueur sur mes jambes.
— Prêt à partir, a dit Schneider. Tu es encore sur ton rocher ?
— Oui. Tu as passé le coup de fil ? ai-je demandé en me redressant malgré moi.
— Tout est prêt. Le brouilleur que tu as volé est superbe. Clair comme de l’eau de roche. On nous attend.
— J’arrive tout de suite.
Dans ma tête, le même résidu. Le rêve n’était pas parti.
Quelque chose qui monte.
J’ai rangé l’idée en même temps que le téléphone, et je suis redescendu.
L’archéologie est une science sale.
On se dit qu’avec toutes les découvertes high-tech des derniers siècles, on aurait dû faire du pillage de tombes un art noble. Après tout, de nos jours, on peut suivre les Martiens à la trace sur des distances interplanétaires. Les satellites et les senseurs à distance nous permettent de cartographier leurs cités ensevelies sous des mètres de roche ou des centaines de mètres de mer. On a même construit des machines qui peuvent analyser et proposer des théories sur la fonction des vestiges les plus incompréhensibles. Avec près d’un demi-millénaire de pratique, on devrait commencer à savoir faire.
Mais aussi subtile que soit la détection, une fois qu’on a trouvé quelque chose, il faut bien le déterrer. Et malgré tous les investissements des corpos pour comprendre les Martiens, on creuse avec toute la subtilité d’une équipe de dockers au bordel des quais de Mme Mi. Il faut trouver des objets, payer des dividendes, et le fait qu’il n’y ait – apparemment – aucun Martien pour protester contre les dégâts faits à l’environnement n’arrange pas les choses. Les corpos débarquent, éclatent les verrous des mondes abandonnés, et regardent la guilde des archéologues se lâcher sur le mobilier. Et une fois les sites principaux épuisés, personne ne prend la peine de ranger.
D’où des sites comme les Fouilles 27.
Pas très imaginatif, comme nom, pour une ville. Mais bien trouvé. Fouilles 27 avait poussé autour de l’excavation du même nom. Cinquante ans à servir de dortoir, de réfectoire et de lieu de distraction pour les archéologues, et le déclin s’amorçait à mesure que les filons de xénoculture s’épuisaient. L’installation d’origine était un grand squelette de mille-pattes, un tapis roulant sur piliers dominant le ciel. Nous sommes arrivés par l’est. La ville commençait sous la queue descendante de la structure, et s’étendait en grappes sporadiques et hésitantes, comme une moisissure de béton. Les édifices dépassaient rarement les cinq étages, comme si l’effort de la croissance verticale les avait trop épuisés pour qu’ils puissent maintenir une vie intérieure.
Schneider a contourné la partie élevée du tapis roulant avant de se laisser flotter vers une dalle entre trois pylônes de signalisation qui devaient délimiter le terrain d’atterrissage de Fouilles 27. La poussière s’est envolée de ce ferrobéton mal entretenu, révélant plusieurs fissures. Sur le communicateur, l’unique balise de navigation demandait notre identification. Schneider l’a ignorée, puis a coupé les moteurs principaux et s’est levé en réprimant un bâillement.
— Terminus, tout le monde descend.
Nous l’avons suivi jusqu’à la cabine principale, et l’avons regardé attacher à son côté l’un des blasters sciés à particules, efficaces mais grossiers, que nous avions réquisitionnés en même temps que la navette. Il a levé les yeux, m’a vu l’observer et a fait un clin d’œil.
— Je croyais que c’étaient des amis.
Tanya Wardani regardait aussi, d’un air plus qu’alarmé. Schneider a haussé les épaules.
— C’était le cas. Mais on n’est jamais trop prudent.
— Oh, super. (Tanya s’est tournée vers moi.) Vous n’avez rien de moins encombrant qu’un canon, pour moi ? Quelque chose que je pourrais soulever, par exemple…
J’ai écarté les deux pans de ma veste pour montrer les deux pistolets à interface Kalachnikov donnés par les Impacteurs, bien calés dans leurs holsters respectifs.
— Je vous en prêterais bien un, mais ils sont codés pour moi.
— Prends un blaster, Tanya, a dit Schneider sans lever les yeux de ses préparatifs. Tu auras plus de chance de toucher quelque chose. Les pistolets à projectiles, c’est pour les kékés.
L’archéologue m’a regardé, amusée. J’ai souri un peu.
— Il a sans doute raison. Tenez, pas la peine de l’accrocher à votre taille. Les lanières se déploient comme ça. Vous pouvez le porter à l’épaule.
Je me suis avancé pour l’aider à accrocher l’arme, et quand elle s’est tournée vers moi, un sentiment indéfinissable est passé entre nos corps. Quand j’ai calé l’arme sur la courbe de son sein gauche, elle a levé les yeux vers moi. J’ai vu qu’ils avaient la couleur du jade sous l’eau vive.
— C’est confortable ?
— Pas vraiment.
J’ai tendu la main pour déplacer le holster, et elle m’a arrêté. Contre l’ébène poussiéreuse de mon bras, ses doigts évoquaient des os nus, squelettiques et fragiles.
— Laissez, ça ira.
— OK. Bon, vous tirez vers le bas, et le holster s’ouvre. Vous poussez vers le haut, et il se referme. Comme ça.
— Compris.
Schneider n’avait rien perdu de la scène. Il s’est éclairci la gorge bruyamment avant d’ouvrir l’écoutille. Quand elle a basculé vers l’intérieur, il s’est accroché au bord et s’est laissé tomber avec la nonchalance habituelle des pilotes. L’effet a été un peu gâché par la quinte de toux qui l’a pris dans la poussière soulevée par l’atterrissage. J’ai réprimé un sourire.
Maladroite, Wardani l’a suivi en s’asseyant au bord de l’écoutille. Me méfiant de la poussière, je suis resté dans l’écoutille, les yeux plissés pour me protéger du nuage qui retombait. Je voulais savoir si nous avions un comité d’accueil.
Oui.
Ils sont sortis de la poussière comme les contours d’une frise peu à peu mise au jour par un collègue de Tanya Wardani. J’en ai compté sept en tout, des silhouettes massives en tenue du désert, hérissées d’armes. Celui du centre paraissait déformé, plus grand que les autres d’un demi-mètre, mais bouffi et tordu au-dessus de la poitrine. Ils avançaient en silence.
J’ai croisé les bras pour que le bout de mes doigts touche la crosse des Kalachs.
— Djoko ? a appelé Schneider en toussant. C’est toi, Djoko ?
Toujours le silence. La poussière s’était assez dissipée pour que j’aperçoive un éclat de métal mat sur les canons de pistolets, et les masques d’augmentation de vision qu’ils portaient tous. Il y avait de la place pour des protections corporelles sous ces tenues de désert lâches.
— Djoko, arrête tes conneries.
Un rire aigu et impossible de la part de la grande silhouette centrale. J’ai cligné des yeux.
— Jan. Jan, mon bon ami. (C’était une voix d’enfant.) Je te rends si nerveux que ça ?
— À ton avis, taré ?
Schneider s’est avancé, et la grande silhouette s’est divisée sous mes yeux. Surpris, j’ai enclenché la vision neurachem. Un petit garçon d’environ huit ans descendait des bras de l’homme qui l’avait tenu contre sa poitrine. Quand le garçon a touché le sol et couru vers Schneider, j’ai vu l’homme qui l’avait porté se redresser avec une raideur particulière. Les tendons de mes bras se sont crispés. J’ai encore poussé mes yeux, et étudié la silhouette à présent normale des pieds à la tête. Il ne portait pas de masque, et son visage était…
J’ai senti ma bouche se crisper en comprenant ce que je regardais.
Schneider et l’enfant échangeaient des absurdités autour d’une poignée de main complexe. En plein milieu de ce rituel, le garçon s’est interrompu pour prendre la main de Tanya Wardani et la saluer d’une révérence, avec un compliment fleuri que je n’ai pas compris. Il crachait des petits riens comme une fontaine à reflets pendant le Jour de Harlan. Dans la poussière presque complètement retombée, le reste du comité avait perdu l’air menaçant que l’imprécision lui donnait. L’air clair les montrait pour ce qu’ils étaient : un assortiment d’irréguliers nerveux, et assez jeunes. J’ai vu un Caucasien aux cheveux clairs se mordre la lèvre sous l’impassibilité de son masque d’AV. Son voisin se dandinait d’un pied sur l’autre. Tous avaient l’arme en bandoulière ou dans le holster, aussi me suis-je permis de sauter au bas de l’écoutille. Ils ont tous fait un pas en arrière.
J’ai levé les mains, paumes en avant, à hauteur d’épaules.
— Désolé.
— Ne t’excuse pas pour cet imbécile, a dit Schneider en ratant le taquet qu’il voulait donner à l’enfant. Djoko, viens dire bonjour à un véritable Diplo. Je te présente Takeshi Kovacs. Il était à Innenin.
— Vraiment ?
Le garçon est venu me tendre la main. Sombre de peau, l’ossature fine, c’était déjà une belle enveloppe. Par la suite, il aurait une beauté androgyne. Son habit était immaculé, un sarong mauve sur mesure, avec veste assortie.
— Djoko Roespinoedji, à votre service. Pardonnez la mise en scène, mais on n’est jamais trop prudent de nos jours. Votre appel est arrivé sur une fréquence satellite à laquelle seuls les Impacteurs de Carrera ont accès. J’aime Jan comme un frère, mais il n’est pas connu pour ses amis en haut lieu. Ç’aurait pu être un piège.
— Un émetteur sécurisé récupéré dans un coin, a dit Schneider avec importance. On l’a volé aux Impacteurs. Cette fois, Djoko, quand je dis que j’ai des contacts, je suis sérieux.
— Qui pourrait vouloir vous piéger ? ai-je demandé.
— Ah, a soupiré le gamin avec une lassitude trop vieille de plusieurs décennies pour sa voix. Impossible à dire. Des agences du gouvernement, le Cartel, des analystes en influence corpo, des espions kempistes. Aucun de ces groupes n’a la moindre raison d’aimer Djoko Roespinoedji. En temps de guerre, la neutralité n’attire pas les sympathies. On a plutôt tendance à perdre tous ses amis et on s’attire la méfiance et le mépris de deux camps.
— La guerre n’est pas descendue si loin au sud, a remarqué Wardani.
Djoko Roespinoedji a placé une main grave sur sa poitrine.
— Ce dont nous sommes tous très reconnaissants. Mais de nos jours, quand on n’est pas au front, c’est qu’on est occupé par l’un ou l’autre des camps. Landfall est à moins de huit cents kilomètres à l’ouest. Nous sommes assez près pour qu’on nous considère comme un poste de périmètre, ce qui signifie garnison de milice d’État et visites périodiques des assesseurs politiques du Cartel. C’est très cher, tout cela.
Je l’ai regardé d’un air soupçonneux.
— Vous avez une garnison ? Où ça ?
— Là, a indiqué le garçon d’un geste du pouce vers le groupe d’irréguliers. Oh, il y en a quelques autres au bunker de l’émetteur, comme le prévoit le règlement. Mais en gros, vous avez sous les yeux toute la garnison.
— C’est ça, la milice de l’État ? s’est étonné Tanya Wardani.
— Eh oui, a confirmé Roespinoedji avec un regard triste. Bien sûr, quand j’ai dit que ça coûtait cher, je parlais surtout de la façon dont il faut accueillir l’assesseur politique. Pour que cela se passe au mieux pour lui comme pour nous. Ce n’est pas un homme très sophistiqué, mais il a des, euh… appétits substantiels. Et bien sûr, il faut faire quelques frais pour s’assurer qu’il reste notre assesseur politique. Sans cela, on les déplace tous les trois ou quatre mois.
— Il est ici en ce moment ?
— Je ne vous aurais pas invité si c’était le cas. Il est parti la semaine dernière. Satisfait de ce qu’il a trouvé ici, a ajouté le gamin avec une moue dérangeante sur un visage si jeune.
J’ai souri à mon tour. Sans pouvoir m’en empêcher.
— Je pense que nous sommes venus au bon endroit.
— Eh bien, cela dépend de la raison de votre venue. Jan était tout sauf explicite. Mais venez. Même dans Fouilles 27, il y a des endroits plus agréables pour discuter affaires.
Il nous a menés au petit groupe de miliciens et a claqué de la langue. Le corps qui l’avait porté à l’aller s’est penché et l’a soulevé. J’ai entendu le hoquet de Tanya Wardani quand elle a vu ce qu’on avait fait à cet homme.
Ce n’était pas le plus désastreux de ce que j’avais pu voir. En fait, j’avais vu bien pire pas très longtemps avant. Mais il y avait un côté glaçant à cette tête détruite, réparée avec un alliage argenté. Si on m’avait demandé de deviner, j’aurais dit que l’enveloppe avait été frappée par des shrapnels. N’importe quelle arme délibérée, dirigée, n’aurait laissé aucun vestige réparable. Mais quelqu’un avait à grand-peine réparé le crâne du défunt, scellé les interstices à la résine, et remplacé les yeux par des photorécepteurs, qui évoquaient des araignées guettant leur proie au fond des orbites. Puis, on avait rendu assez de vie au cortex pour gérer les fonctions vitales, et sans doute répondre à quelques ordres programmés.
Avant qu’on me tire dessus sur la Bordure, j’avais vu un Impacteur dont l’enveloppe afro-caribéenne était vraiment la sienne. Une nuit, en attendant un bombardement de satellite dans les ruines d’une sorte de temple, il m’avait raconté l’un des mythes que son peuple enchaîné avait emporté avec lui au-delà d’un océan sur Terre, puis dans le vide de l’espace. Leur nouveau monde avait pris le nom de Latimer. Il m’avait raconté une histoire de magiciens et d’esclaves créés à partir de cadavres. J’avais oublié le nom de ces créatures, mais il en aurait certainement reconnu une dans la créature qui portait Djoko Roespinoedji.
— Il vous plaît ?
Le garçon blotti à une proximité obscène de la tête ravagée me regardait.
— Pas vraiment, non.
— Esthétiquement, bien sûr…, a concédé le garçon. Mais avec une bonne utilisation des bandages et des vêtements suffisamment dépenaillés pour moi, nous serons tout à fait pitoyables. Le blessé et l’innocent, fuyant les ruines de leur vie brisée – un camouflage idéal, si les choses se gâtent encore.
— Sacré Djoko, il ne change pas, a dit Schneider en se rapprochant de moi. Je te l’avais dit. Toujours prêt à ce qui pourrait lui arriver.
— J’ai connu des colonnes de réfugiés qui se faisaient mitrailler pour entraîner les pilotes, ai-je répondu en haussant les épaules.
— Oh, je le sais bien. Notre ami était marine tactique avant son trépas. Il lui reste beaucoup de réflexes dans le cortex, ou je ne sais quelle région qui stocke ce genre de choses. Je suis un homme d’affaires, pas un technicien, a ajouté le garçon avec un clin d’œil. J’ai demandé à une société de logiciels à Landfall de remettre en état de marche tout ce qu’elle pouvait trouver.
La main de l’enfant disparut dans sa veste, et le mort saisit un blaster à canon long dans le dos de sa veste. Il était très rapide. Les photorécepteurs ont émis un bourdonnement audible dans leur orbite, balayant la gauche et la droite. Roespinoedji avait un grand sourire, et sa main est sortie avec la télécommande. Un mouvement du pouce, et le blaster a regagné son holster. Le bras qui tenait l’enfant n’avait pas bougé d’un millimètre.
— Vous voyez, a repris l’enfant, quand la pitié ne suffit plus, il reste toujours des options moins subtiles. Mais je demeure optimiste. Vous seriez étonnés de voir le nombre de soldats qui ont du mal à tirer sur un enfant, même en notre époque troublée. Bien, assez discuté. Vous avez faim ?
Roespinoedji occupait le premier étage et le loft d’un entrepôt bricolé, non loin de la queue du tapis roulant. Nous avons laissé toute l’escorte dehors, sauf deux membres, et avons traversé des ténèbres fraîches jusqu’à un ascenseur industriel. Le cadavre animé a écarté la grille d’une main. Des échos métalliques ont envahi l’espace vide au-dessus de nous.
— Je me rappelle, a commencé l’enfant quand l’ascenseur s’est ébranlé, l’époque où tout ceci était encore plein d’artefacts de premier choix, emballés et étiquetés pour être emportés à Landfall. Les équipes d’inventaire faisaient les trois-huit. Le tapis roulant ne s’arrêtait jamais, on l’entendait tourner nuit et jour derrière tous les autres bruits. Comme un battement de cœur.
— C’est ça que vous faisiez, avant ? a demandé Wardani. Vous empiliez des artefacts ?
J’ai vu Schneider sourire aux ténèbres. – Quand j’étais plus jeune, a dit Roespinoedji avec ironie. Mais j’avais un poste plus… administratif, dirons-nous…
L’ascenseur a traversé le plafond de la zone de stockage, et s’est arrêté à grand bruit dans une soudaine lumière. Le soleil filtrait par des fenêtres aux rideaux tirés, jusque dans un espace d’accueil abrité du reste de l’étage par des murs couleur d’ambre. Depuis la cage d’ascenseur, j’ai vu un tapis aux motifs kaléidoscopiques, un plancher sombre et de longs sofas autour d’un bassin éclairé de l’intérieur. En sortant de la cabine, j’ai constaté qu’il s’agissait non pas d’eau, mais d’un écran vidéo posé à plat où une femme paraissait chanter. Dans deux coins de la salle, l’image était dupliquée sur des colonnes d’écrans de taille plus raisonnable. Le mur opposé accueillait une longue table sur laquelle on avait posé de quoi nourrir et abreuver un régiment.
— Faites comme chez vous, a dit Roespinoedji tandis que son cadavre protecteur l’emportait derrière une arche. Je n’en ai que pour un instant. La nourriture et la boisson sont ici. Oh, et le son, si vous voulez.
La musique à l’écran était soudain audible, et immédiatement reconnaissable comme une chanson de Lapinee. Pas celle qui l’avait fait connaître, sa reprise du succès de junk salsa Terrain découvert, omniprésent l’année précédente. Ce titre-là était plus lent, mêlé d’occasionnels gémissements préorgasmiques. À l’écran, Lapinee était suspendue, la tête en bas, les cuisses serrées autour du canon d’un tank-araignée, et roucoulait pour la caméra. Sans doute un autre hymne de recrutement.
Schneider s’est avancé vers la table, entassant dans son assiette un échantillon de tout ce qu’il y avait sous les yeux. J’ai regardé les deux miliciens se poster près de l’ascenseur, haussé les épaules, et je suis allé le rejoindre. Tanya Wardani a paru me suivre, mais a changé d’avis pour aller regarder par les fenêtres. Une de ses mains fines a suivi les motifs tissés dans le rideau.
— Je te l’avais dit, m’a confié Schneider. S’il y a quelqu’un pour nous mettre en contact de ce côté-ci de la planète, c’est Djoko. Il est connecté à tous les gros pontes de Landfall.
— Enfin, il l’était avant la guerre.
Schneider a secoué la tête.
— Avant et pendant. Tu as entendu ce qu’il a dit sur l’assesseur. Il ne pourrait pas faire un truc pareil s’il n’était pas encore dans la partie.
— S’il est encore dans la partie, ai-je demandé avec patience sans quitter Wardani des yeux, pourquoi vit-il dans ce trou à rats ? Je parle de la ville, bien sûr…
— Peut-être qu’il s’y plaît. C’est ici qu’il a grandi. Et puis, tu es déjà allé à Landfall ? Ça, c’est un trou à rats.
Lapinee a disparu de l’écran, remplacée par une sorte de documentaire sur l’archéologie. Nous avons emporté nos assiettes jusqu’à l’un des sofas. Schneider s’apprêtait à manger, et s’est arrêté en me voyant, immobile.
— Attendons-le, ai-je soufflé. Par politesse.
Il a grogné.
— Tu crois qu’il va essayer de nous empoisonner ? Pourquoi ? Il n’a aucune raison.
Mais il ne toucha pas à sa nourriture.
L’écran changea de nouveau, pour des images de guerre. De joyeux éclairs laser sur une plaine nocturne, et les explosions festives des impacts de missiles. La bande-son était édulcorée, quelques explosions assourdies par la distance et écrasées par un commentaire sec ânonnant des chiffres bruts. Dégâts collatéraux, opérations rebelles neutralisées.
Djoko Roespinoedji est ressorti de l’arche en face de nous. Sans sa veste, et accompagné de deux femmes tout droit sorties d’un bordel virtuel. Leur silhouette drapée de mousseline montrait la même absence d’imperfection, et des courbes défiant toute gravité. Leur visage était vide de toute expression. Entre elles, le garçon de huit ans paraissait absurde.
— Ivanna et Kas, a-t-il dit en les désignant tour à tour. Mes compagnes permanentes. Après tout, un garçon a besoin d’une mère. Ou deux. Bien.
Il a claqué des doigts avec un bruit étonnamment fort, et les deux femmes se sont dirigées vers le buffet. L’enfant s’est assis dans un sofa adjacent.
— Parlons affaires. Que puis-je pour tes amis et toi, Jan ?
— Vous ne mangez rien, ai-je demandé ?
— Oh. (Il a souri, et indiqué ses deux compagnes.) Elles mangent, elles. Et j’y suis très attaché.
Schneider paraissait gêné.
— Non ?
Roespinoedji a soupiré et tendu la main pour prendre une pâtisserie au hasard dans mon assiette. Il a mordu dedans.
— Voilà. Bon. On peut passer à autre chose ? Jan ? S’il te plaît…
— On veut te vendre la navette, Djoko. (Schneider a pris une grande bouchée de son pilon de poulet, et a continué à parler en mâchant.) À prix massacré.
— Ah oui ?
— Ouais. Disons que c’est du surplus militaire. Wu Morrison ISN-70, très peu d’usure, aucune trace d’un propriétaire antérieur.
— J’ai du mal à y croire, a souri l’enfant.
— Vérifie si tu veux. Les données ont été effacées, c’est plus propre que ta déclaration fiscale. Autonomie, six cent mille kilomètres. Configuration universelle, espace dur, suborbital, sous-marin. Souple comme une furie de bordel.
— Oui, je crois me souvenir que les soixante-dix étaient impressionnantes. À moins que ce soit toi qui me l’aies dit, Jan ? Peu importe. J’imagine que cette superbe affaire à prix ridicule est armée ?
Le garçon a commencé de caresser son menton imberbe. À l’évidence, son enveloppe précédente devait porter la barbe.
— Tourelle de micromissiles à l’avant. Plus des systèmes d’évasion. Logiciel d’autodéfense complet, un package génial.
Je me suis étranglé avec une pâtisserie.
Les deux femmes se sont approchées du sofa où Roespinoedji était assis, et se sont placées avec une symétrie esthétique par rapport à lui. Je ne les avais entendues faire aucun bruit, prononcer aucun mot depuis leur entrée. La femme à la gauche de l’enfant a commencé de le nourrir. Il s’est appuyé contre elle et m’a regardé d’un air surpris tout en mâchant.
— D’accord, a-t-il fini par dire. Six millions.
— Nations unies ? a demandé Schneider, déclenchant l’hilarité de Roespinoedji.
— Bécasses. Six millions de bécasses.
Le Bon de Créance Archéologique Standard, b-cas ou Bécasse pour certains, avait été créé à l’époque où le gouvernement de Sanction n’était guère plus qu’un administrateur de concessions global. Aujourd’hui, c’était une monnaie très impopulaire. Sa performance contre le franc de Latimer qu’il avait remplacé rappelait les efforts d’une panthère des marais pour grimper une rampe traitée au zérofrict. Le taux actuel était d’environ deux cent trente b-cas pour un dollar du Protectorat.
Schneider était atterré, son honneur de marchandeur était bafoué.
— Tu n’es pas sérieux, Djoko. Même six millions des Nations unies, c’est la moitié de sa valeur. C’est une Wu Morrison, mec.
— Elle a des cryocaps ?
— Ben… non.
— Alors à quoi elle me sert, Jan ? a demandé Roespinoedji sans mauvaise humeur.
Il a lancé un regard en biais à la femme à sa droite, qui lui a passé un verre de vin sans un mot.
— Écoute. Pour l’instant, le seul intérêt d’avoir un engin spatial, à part pour les militaires, ce serait de se tirer d’ici, de forcer le blocus et de rentrer à Latimer. L’autonomie de six cent mille kilomètres, quelqu’un qui s’y connaît peut la modifier. Et les Wu Morrisson ont des systèmes de guidage à tomber par terre. Mais à la vitesse d’un ISN-70, surtout trafiquée, il faut quand même près de trente ans pour rejoindre Latimer. Pour ça, il faut des cryocapsules. (Il a levé une main pour bloquer l’objection de Schneider dans sa gorge.) Et je ne connais personne – personne – qui puisse avoir des cryocapsules. Ni contre des crédits ni contre de la chatte. Le Cartel de Landfall sait à quoi elles servent, Jan, et ils les gardent. Personne ne part d’ici – pas tant que la guerre continue. C’est comme ça.
— Tu peux toujours la revendre aux kempistes, ai-je dit. Ils sont assez mal question matos, ils l’achèteront volontiers.
— Oui, monsieur Kovacs, a-t-il admis. Ils paieront. Et ils paieront en b-cas, parce qu’ils n’ont rien d’autre. Vos amis des Impacteurs y ont veillé.
— Ce ne sont pas mes amis. Ça, c’est juste un uniforme que je porte.
— Plutôt bien, tout de même.
J’ai haussé les épaules.
— Disons dix, a repris Schneider avec espoir. Kemp paie cinq fois plus pour des suborbitaux reconditionnés.
Roespinoedji a soupiré.
— Oui, et entre-temps il faudra que je la cache quelque part, et que je soudoie tous ceux qui la verront. Ce n’est pas un scooter des dunes, tu sais. Après, il faudra que j’entre en contact avec les kempistes, ce qui encourt une peine automatique d’effacement, de nos jours. Il faut que j’arrange une rencontre secrète, avec une escorte armée, au cas où ces révolutionnaires décideraient de réquisitionner ma marchandise au lieu de payer. Ce qu’ils font souvent quand on vient les mains dans les poches. Tu imagines toute la logistique, Jan ? Je te rends service en te débarrassant de ce truc. Qui d’autre pourrais-tu contacter, hein ?
— Huit…
— Six, ça ira très bien, ai-je interrompu. Et nous sommes reconnaissants de ce service. Mais vous pourriez nous faire passer la pilule en nous conduisant à Landfall, et en rajoutant un petit renseignement gratuit ? Juste pour montrer que nous sommes tous amis.
Le garçon plissa les yeux en direction de Tanya Wardani.
— Un renseignement gratuit, hein ? (Il souleva les sourcils, deux fois, en succession rapide.) Bien sûr, cela n’existe pas. Mais pour montrer que nous sommes amis… Que voulez-vous savoir ?
— Landfall. À part le Cartel, vous avez qui comme requins-rasoirs ? Je parle des corpos de deuxième, voire de troisième ordre. Qui sera le rêve étincelant de demain ?
Roespinoedji a siroté son vin d’un air pensif.
— Des requins-rasoirs. Hm. Nous n’en avons pas sur Sanction IV, il me semble. Ni sur Latimer, si j’ai bonne mémoire.
— Je viens de Harlan.
— Oh, vraiment ? Vous n’êtes pas quelliste, j’imagine, a-t-il ajouté en indiquant l’uniforme des Impacteurs. Enfin, avec votre engagement politique actuel, ça m’étonnerait.
— Ne simplifiez pas trop le quellisme. Kemp cite Quell à tout bout de champ, mais de façon très sélective, comme tout le monde.
— Si vous le dites…
Roespinoedji a levé la main pour repousser la bouchée suivante que sa concubine lui présentait.
— Mais revenons à nos requins-rasoirs. J’en vois une demi-douzaine, tout au plus. Des arrivants tardifs, pour la plupart filiales de Latimer. Les interstellaires ont bloqué presque toute compétition locale il y a vingt ans. Et maintenant, bien sûr, ils ont le Cartel et le gouvernement dans leur poche. Pour les autres, il ne reste que des miettes. La plupart de ceux de troisième ordre s’apprêtent à rentrer chez eux. La guerre leur coûte trop cher. (Il caressa de nouveau sa barbe imaginaire.) De deuxième ordre… Voyons… Sathakarn Yu Associates, peut-être. PKN, la Mandrake Corporation. Ils sont plutôt carnivores. Il doit y en avoir un ou deux autres que je pourrais vous trouver. Vous comptez leur proposer quelque chose ?
— Indirectement, ai-je confirmé.
— Alors un avis gratuit, pour aller avec le renseignement. Faites attention à vos doigts, quand vous leur donnerez à manger. Sans ça, ils les prendront avec le reste. Et votre bras, dans le même temps, a-t-il conclu en levant son verre dans ma direction avant de le vider.